Conseil d’Etat, Rubin de Servens, 2 mars 1962 / Conseil d’Etat, Canal, Robin et Godot, 19 octobre 1962
I. Les fondements de l’immunité juridictionnelle des décisions de mise en œuvre des pouvoirs exceptionnels
A. Les bases constitutionnelles des décisions de mise en œuvre des pouvoirs exceptionnels
1. Une base constitutionnelle déterminée : Rubin de Servens : article 16 : " Lorsque les institutions de la République, l'indépendance de la Nation, l'intégrité de son territoire ou l'exécution de ses engagements internationaux sont menacés d'une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le Président de la République prend les mesures exigées par ces circonstances, après consultation officielle du Premier Ministre, des Présidents des assemblées ainsi que du Conseil Constitutionnel. (…) Ces mesures doivent être inspirées par la volonté d'assurer aux pouvoirs publics constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d'accomplir leur mission. Le Conseil Constitutionnel est consulté à leur sujet (…) "
2. Une base constitutionnelle à déterminer : Canal : aucun texte constitutionnel (certains ont pu cependant avancer l’article 3 de la Constitution) ne prévoit au Chef de l’Etat de prendre des ordonnances sur les matières réservées au législateur. Le Conseil d'Etat procède par analogie avec l’article 38. Selon le Conseil d'Etat, il ne s’agit pas d’une habilitation du pouvoir législatif mais seulement d’une autorisation d’exercer le pouvoir réglementaire par ordonnance en prenant des mesures législatives : transfert du domaine législatif. Les actes pris par le Président de la République sont des actes administratifs qu’ils portent sur la matière législative ou réglementaire. Or la loi référendaire dit bien mesures législatives. Contrairement au régime des ordonnances de l’article 38 : il s’agit d’une habilitation au Président de la République et non au Gouvernement ; le délai d’habilitation (Jusqu’à la mise en place de l’organisation politique nouvelle éventuellement issue de l’autodétermination des populations algériennes) est mal précisé; pas de délai de ratification : ce qui démontre a contrario qu’il s’agissait de mesures de nature législative..
B. L’habilitation à prendre des mesures exceptionnelles
1. Un acte de gouvernement : Rubin de Servens : La décision du 23 avril 1961. Echappe à tout contrôle juridictionnel sur le fond.
a. Les contrôles explicitement écartés : la légalité au regard des conditions de fond posées par l’article 16 et la durée : donc, ce n’est pas l’application de la jurisprudence des circonstances exceptionnelles. Car non contrôle des conditions de mise en œuvre ni persistance des conditions jusqu’au 29.9.61. Les décisions maintenues en vigueur au-delà de cette date auraient été annulées.
b. Les contrôles implicitement effectués : consultation officielle du Premier ministre et des présidents des assemblées et après avis du Conseil constitutionnel. (idem Crim. 21.8.1961, Fohran)
2. Une loi référendaire : Canal : La loi du 13.04.1962 est une loi de pouvoirs spéciaux. L’article 2 dispose : " Jusqu’à la mise en place de l’organisation politique nouvelle éventuellement issue de l’autodétermination des populations algériennes, le Président de la République peut arrêter, par voie d’ordonnances, ou selon le cas, de décrets pris en conseil des ministres, toutes mesures législatives ou réglementaires relatives ) l’application des déclarations gouvernementales du 19 mars 1962 ".
II. Le contrôle des mesures prises en application des pouvoirs exceptionnels
A. L’immunité juridictionnelle des textes de nature législative
1. Rubin de Servens : Les décisions prises en matière législative sont des actes de nature législative car l’article 16 opère le transfert du pouvoir législatif: c’est le cas de la décision du 3 mai 1961 créant le Tribunal militaire. Elle porte sur une matière de l’article 34 de la Constitution. De même, Conseil d'Etat, Livet, 13.11.64. De même, Conseil d'Etat, Eky, 12.2.1960, à propos des ordonnances de l’article 92 de la Constitution.
2. Canal : valeur législative des ordonnances, une fois ratifiées par la loi du 15.1.63 (Cour de sûreté de l’Etat). Il s’agit davantage d’une loi de validation que d’une loi de ratification. Car comment ratifier une ordonnance annulée par le juge ? Cette loi serait contraire au principe constitutionnel de séparation des pouvoirs tel qu’interprété par le juge constitutionnel dans sa décision 80-119 DC, Validations d’actes administratifs, du 22 juillet 1980, 6ème considérant, RJC I p. 84 : " Il n’appartient ni au législateur, ni au Gouvernement de censurer les décisions des juridictions "
B. Le contrôle des textes de nature réglementaire au regard de la théorie des circonstances exceptionnelles
1. Acte de nature réglementaire pris en application de l’article 16 : Rubin de Servens
a. Hypothèse des décisions de nature réglementaire prises en application de l’article 16 de la Constitution : aucun contentieux.
b. Hypothèse de l’arrêt d’Oriano du 23.10.1964: contrôle d’un décret individuel (10.10.61) pris en application d’une décision (7.6.61) prise en application de l’article 16: ledit décret ne peut être pris en excluant l’observation des formalités qui doivent intervenir préalablement à toute mesure prise en considération de la personne car il n’existait aucune mesure exceptionnelle de nature à rendre impossible l’observation des formalités en cause.
2. Les mesures législatives demeurent des actes administratifs : transfert du domaine législatif dans l’arrêt Canal.
Le juge administratif vérifie les conditions posées dans l’affaire Laugier du 16 avril 1948 : application de la jurisprudence Chemins de fer de l’Est du 6.12.1907: le caractère organique prime, le texte est de nature réglementaire.
a. Vérifier le caractère d’intérêt général de l’action effectuée : pourvoir aux nécessités du moment et effets limités à la durée de la situation anormale de l’événement : OUI en l’espèce. L’arrêt se réfère aux circonstances de l’époque. Le Chef de l’Etat pouvait prendre une ordonnance pour créer une telle juridiction car conforme au but fixé par les Accords d’Evian du 19.3.62. Et encore ... : la déclaration générale des Déclarations du 19.3.62 prévoyait bien un Tribunal de l’ordre public, mais seulement dans le cadre de l’organisation provisoire des pouvoirs publics en Algérie. Interprétation large du Conseil d’Etat.
b. Absence d’autorités régulières ou impossibilité où s’est trouvée l’autorité compétente d’agir légalement suivant les voies habituelles du droit: " l’autorité doit être dans l’impossibilité absolue d’agir dans les conditions normales pour atteindre le but recherché " : NON en l’espèce : absence de voie de recours (article 10 de l’ordonnance), violation des droits de la défense.